Exposition « Vandy Rattana : Monologue »
Commissaire : Erin Gleeson
Né en 1980 à Phnom Penh, Vandy Rattana vit et travaille à Phnom Penh, Paris et Taipei.
Les deux manguiers. A propos du Monologue de Vandy Rattana
Comment faire le deuil d’une ombre, de quelqu’un qu’on n’a pas connu mais qui continue à hanter ? C’est ce que dévoile la vidéo de Vandy Rattana, l’un des artistes cambodgiens les plus prometteurs de la nouvelle génération. C’est un monologue qui prend la forme d’une adresse à une sœur morte sous les Khmers rouges : « Je ne t’ai jamais vue en chair et en os ! Je ne t’ai adressé aucune parole, ne serait-ce qu’un seul mot. Et nous ne nous sommes jamais adressé un sourire. J’aimerais connaître ta voix. Est-elle grave ou aiguë ? » La seule trace matérielle qui témoigne de son existence est une petite photographie que nous ne verrons pas. Son nom n’est pas plus énoncé.
Pour inscrire le lieu du manque, l’artiste a voulu retrouver l’endroit où elle a été enterrée avec sa grand-mère et cinq mille autres personnes éliminées en 1978. Les charniers qui parsèment par milliers le pays sont des lieux d’oubli, ils n’apparaissent nulle part sur les cartes officielles. Dépourvus de signes distinctifs, ils finissent par disparaître de la mémoire des hommes. Aujourd’hui, hormis les quelques sites mémoriaux, les traces du génocide sont peu visibles à l’échelle du paysage cambodgien.
Devant l’insistance de Vandy Rattana, son père finit par griffonner un plan détaillé : des routes principales et secondaires dans le nord du pays, un temple, un village, des digues, des champs… Quand il arrive sur place, rien n’indique la présence d’une fosse commune, il n’y a ni stèle, ni stupa, ni encens. Il sait seulement par son père que sa sœur est ensevelie sous l’un des deux manguiers. Son œuvre vidéographique raconte l’histoire d’une déchirure personnelle qui fait écho à celle de son pays. Sa voix off entremêle passé et présent, rêve et réalité. Cette impression onirique est accentuée par les effets de flou, en particulier sur les feuilles des arbres qui ondulent légèrement au vent. Filmés comme des tableaux, avec une alternance de plans larges et de plans serrés, la végétation, la terre asséchée, même le travail des paysans en cet endroit habité par les fantômes, nous interpellent.
En trente-sept ans, les manguiers Pum Sèn sont devenus grands et majestueux, leurs fleurs sont odorantes et leurs fruits flattent le palais : « Tu sais, les deux manguiers sous lesquels tu t’abrites sont en pleine floraison, partout sur leurs branches. A présent, je suis sous l’un deux, celui de droite, si l’on se place en face des deux manguiers. J’en hume doucement l’effluve, une fois, encore une fois. Un effluve qui est réellement odoriférant. Les fleurs recouvrent tout l’arbre. Elles annoncent que la cueillette sera bonne cette année. »
Cette description à la fois minutieuse et délicate nous arrime dans le présent, tout en nous faisant plonger dans un temps d’avant. Nous pensons à la sœur de Vandy Rattana, imaginant ce qu’elle aurait pu être si sa vie n’avait pas été arrachée aussi brutalement. Les manguiers sont signifiants, incarnant d’une certaine manière les « promesses non tenues du passé »[1]… Leur beauté nous ramène à l’immémorial au cœur d’un paradis perdu. La nature est restée intacte en apparence. Ce lieu de l’origine, qui porte l’empreinte d’un impossible deuil, devient une énigme. Car l’essentiel reste obstinément inaudible : les raisons de l’absence.
Témoins muets d’une tragédie, les manguiers sont devenus les traces de l’effacement des traces du génocide. Sans jamais nommer les Khmers rouges, l’artiste nous dit entre les lignes leur entreprise de destruction : ils ont tué la culture, la pensée, les âmes, mais également la mort. Non seulement ils ont assassiné les êtres, mais ils ont effacé jusqu’à leurs traces. Or, le rite le plus respecté au Cambodge est celui qui est rendu aux défunts pour les aider à se réincarner dans une vie meilleure. En leur refusant des funérailles, les Khmers rouges éliminent l’humain sur les deux versants de son existence, celui de la vie et celui de la mort.
« J’ai donné à mes parents un morceau de bambou pourri, quelques poignées de terre que j’ai ramassées en creusant, enveloppées dans une chemise de coton blanc, ainsi qu’une branche de manguier. » Le Monologue de Vandy Rattana offre à rebours un linceul symbolique à sa sœur. C’est à la fois l’exhumation d’une tendresse refoulée et l’inhumation d’une mort sans sépulture. Le passé n’est pas révolu, il est inachèvement pour ceux qui survivent à leurs disparus. Son œuvre permet ainsi de saisir dans ce récit intime, à l’intérieur de la grande Histoire, ce qu’il y a d’essentiel. Elle rend sensible ce temps commun de la mémoire, en établissant des liens profonds entre les disparus et les vivants.
Soko Phay
[1] Paul Ricœur, Temps et récit, Paris, Seuil, 1991, tome 3, p. 390.