Couv D'abord ils ont effacé notre nom

Sophie Ansel

Pierre Bayard,Soko Phay imprimer l'article

Sophie Ansel 2 Sophie Ansel, journaliste, écrivaine et réalisatrice, a alerté très tôt la communauté internationale sur le sort des Rohingyas. Elle a donné la parole à un Rohingya rescapé, Habiburamahn, dans Nous, les Innommables. Un tabou birman (Steinkis, 2012), avec lequel elle a publié un ouvrage en mars  (D’abord ils ont effacé notre nom, La Martinière, 2018).  Elle a aussi réalisé une bande dessinée avec Sam Garcia sur le sort d’une autre minorité birmane, les Chin (Lunes birmanes, Delcourt, 2012).

 

1/ Pouvez-vous évoquer votre parcours personnel et le chemin qui vous a conduite à vous intéresser aux Rohingyas ?

                                                                                                              

En 2005, après avoir vécu quatre années en Malaisie et en Thaïlande, j’ai décidé de prendre la route, en commençant par la Birmanie. Je m’interrogeais sur la dictature birmane et ce que je pourrais en découvrir sans pour autant mettre en péril les gens que je croiserais.

C’est au cours de ce voyage que j’ai été fascinée par l’Arakan[1] et que je me suis attachée à sa population, notamment en fréquentant une école rakhine[2] à Sittwe. Je suis devenue très proche des étudiants et des enseignants. J’étais invitée par eux aux fêtes religieuses et sportives, aux enterrements, aux mariages, aux naissances…

A cette époque, il y avait deux ou trois musulmans dans l’école que je fréquentais, des Rohingyas ou des Kamans[3]. Ils se tenaient à l’écart, au fond de la classe. C’est à ce moment que j’ai commencé à comprendre que les musulmans en Arakan étaient isolés du reste de la population. Je me suis rendue dans les villages musulmans, mais c’était clairement mal vu. Si les autorités l’apprenaient je risquais d’être expulsée. Je sentais aussi de l’anxiété chez ceux qui m’y emmenaient. Je n’y ai fait que de brefs passages. Chaque fois que je m’y suis rendue, j’ai été choquée de voir les étalages vides dans les marchés, avec simplement quelques légumes vendus à même le sol. Les regards étaient pleins de désarroi et de tristesse, et les sourires quasiment absents. Il était difficile de communiquer avec la population, qui se savait surveillée.

            Afin de renouveler mon visa, j’ai dû sortir du pays et je me suis rendue en Malaisie. C’est là que j’ai commencé à comprendre les persécutions en Birmanie, car à l’extérieur les langues se déliaient. J’ai peu à peu fait connaissance des différentes communautés de réfugiés regroupées à Kuala Lumpur : les Kachin, les Chins, les Karen, les Shan, les Rakhines, les Môns et les Rohingyas. J’ai fait alors des allers et retours entre la Malaisie et la Birmanie, nourrie de nouvelles informations qui m’ont permis d’avoir une lecture de plus en plus affinée de la situation. Il m’a fallu du temps pour comprendre les persécutions vécues par l’ensemble des réfugiés, puis la spécificité des Rohingyas : leur exclusion par rapport au reste de la population, la propagande haineuse à leur encontre, le racisme des autres ethnies envers eux.

Habib manifestationA travers l’histoire d’Habib[4], c’est celle des Rohingyas que j’ai recueillie. Une histoire qui doit se lire dans le temps, car leur destruction s’est mise en place au fil des années, avec leur mise à l’écart progressive, le déni de leurs droits, la privation de leur accès à l’éducation, dans une région isolée du monde et dans le silence de la communauté internationale, qui n’a jamais vraiment interpellé fermement la Birmanie sur cette question. Au moment même où Aung San Suu Kyi faisait une tournée internationale en 2012 pour vanter le retour de la démocratie dans son pays, les Rohingyas étaient l’objet de massacres. C’est seulement en 2016 que le monde a commencé à ouvrir les yeux.

 

 

2/ Ces persécutions ont pris ces derniers mois un tour encore plus violent, au point de contraindre des centaines de milliers de Rohingyas à l’exil. Comment cet engrenage s’est-il mis en place ?

 

            Je pense que le « nettoyage » de l’Arakan de sa population rohingya est planifié depuis longtemps et la désinformation par les médias birmans a joué un rôle fondamental dans cet engrenage. Pour beaucoup de Birmans, les Rohingyas sont des sous-hommes, des terroristes ou des immigrants illégaux. Dans les trois cas, cela justifie que la Birmanie s’en débarrasse et les tueries ne semblent pas soulever l’indignation de la population, bien au contraire. On arrive à faire croire aux Birmans que les Rohingyas sont tellement sournois qu’ils brûlent leurs propres maisons. Les militaires, qui étaient les ennemis du peuple et des moines avant 2010, sont soudain devenus les « sauveurs du peuple et du bouddhisme » comme par magie. La peur de l’autre et le racisme jouent un rôle fondamental qui a permis ces massacres, sans révolte ni empathie de la part des Birmans. L’amalgame entre musulman et terrorisme se fait facilement. En Arakan, en 2006, même le professeur que je fréquentais, censé représenter l’élite intellectuelle de la ville, faisait cet amalgame et parlait de ses voisins musulmans comme de terroristes, justifiant cette confusion par les attentats du 11 septembre !

A mon avis, l’armée et les Rakhines extrémistes ont décidé de passer à la vitesse supérieure pour en finir définitivement avec les Rohingyas, avec pour objectif leur disparition totale. La montée du nationalisme et du racisme a permis cette accélération et malheureusement les Rohingyas n’ont pas d’amis en Birmanie. Cinquante ans de dictature et de propagande ont fait disparaître l’esprit critique. En 2012, en Arakan, j’ai vu de jeunes Birmans conduire des camions arborant le drapeau nazi avec le nom d’Hitler.

Nous sommes aussi dans un pays plein de superstitions et les plus superstitieux sont les généraux. Beaucoup de leurs décisions sont prises sur cette base. Il n’est pas exclu qu’ils aient lancé des opérations comme « nettoyage complet » ou « blanc jasmin » à partir d’indications données par les astrologues, avec cette idée de faire de la Birmanie une terre de « bouddhisme purifié ». Bien sûr cela semble absurde d’un point de vue occidental, mais nous sommes ici dans une culture différente et il ne faut pas sous-estimer le pouvoir des astrologues, des devins, ni des moines fanatiques qui utilisent leur influence à des fins de haine.

Les militaires ont aussi des raisons économiques et stratégiques de mener des opérations dans l’Arakan. Les massacres de 2012, décrits comme des violences intercommunales, leur ont permis de légitimer le déplacement de nombreux soldats en Arakan sous le prétexte d’assurer la sécurité de cette région difficile à gérer parce que coupée du reste de la Birmanie par une chaîne de montagnes. A mon sens, en accentuant les opérations contre les Rohingyas, les militaires ont fait d’une pierre deux coups. Ils ont impressionné les rebelles rakhines, qui se sont mis en retrait en un premier temps, et ils ont mis la main sur les terres des Rohingyas après avoir incendié leurs maisons. Ils peuvent ainsi lancer des investissements, créer des sociétés, etc. L’Arakan, qui est traditionnellement autonome, se trouve de ce fait colonisé par le pouvoir central, qui continue d’envoyer des Bamars[5] pour peupler les nouveaux villages colons (« natalas »).

 

3/ Ce à quoi nous assistons est une forme d’épuration ethnique. Est-il possible de la comparer à d’autres épurations du même type ? Peut-on aller jusqu’à parler de génocide ?

 

Selon moi, il s’agit en effet d’un génocide, qui peut se comparer à d’autres. On assiste à des déplacements organisés de populations, à l’enfermement dans des camps qui rappellent les camps de concentration, à une déshumanisation qui conduit à traiter les Rohingyas comme des animaux, le tout sur fond de propagande raciste et de nationalisme. Et il y a bien un projet d’extermination des Rohingyas. Tout cela rappelle les autres grands génocides.

Il est regrettable que le mot – la même erreur a été commise pour le Rwanda – ne soit pas employé car il contraint la communauté internationale à agir. Dans le cas des Rohingyas, celle-ci aurait dû réagir fermement depuis cinq ans, plus précisément depuis juin 2012, date à laquelle ont eu lieu de nombreux massacres et où des maisons ont été brûlées. Au contraire les gouvernements ont choisi de lever les boycotts, d’accueillir Aung San Suu Kyi à bras ouverts, d’écouter ses recommandations et de commencer de nouvelles relations diplomatiques et commerciales avec la Birmanie. Tout cela a contribué à étouffer les appels à l’aide des Rohingyas.

 

4/ Le viol est-il là aussi utilisé comme une arme de guerre ?

 

Les viols sont pratiqués depuis longtemps, notamment par la Nasaka, un corps d’armée spécialement créé pour l’Arakan et les Rohingyas. Ils sont utilisés de façon permanente comme une arme de destruction et d’humiliation, dans toutes les régions mais particulièrement contre les Rohingyas. C’est un outil de plus pour détruire ce peuple et le forcer à fuir en le décourageant de revenir.

 

5/ Les persécutions prennent-elles aussi la forme de « ghettos à ciel ouvert », comme dans d’autres meurtres de masse ?

 

            Pendant des décennies, Habib et les siens ont vécu une forme d’apartheid dans des villages dont ils ne pouvaient pas sortir, faute de disposer des sommes d’argent considérables qui leur étaient demandées. A partir de 2012, les villages ont été brûlés et des centaines de milliers de personnes parquées dans des camps similaires à des camps de concentration, dans lesquels ils n’ont ni nourriture, ni aide médicale, et auxquels les ONG ont difficilement accès.  Ce sont des enfers à ciel ouvert.

Aujourd’hui, certains Rohingyas vivent encore dans des villages qui n’ont pas encore été brûlés. Ils sont terrorisés car ils ne peuvent partir – surtout ceux qui sont loin du Bangladesh – et sont encerclés de Rakhines extrémistes. Ils savent qu’à tout moment leurs villages peuvent être brûlés.

 

6/ Le film de Barbet Schroeder a attiré l’attention sur le moine Ashin Wirathu. Existe-t-il d’autres idéologues qui propagent la haine ?

 

Ashin Wirathu a une forte influence en Birmanie, où, plutôt que d’enseigner les préceptes de Bouddha, il propage des appels à la haine raciale contre les Rohingyas, qu’il assimile à des animaux et qu’il a même accusés de détruire le bouddhisme.

Wirathu est la figure monastique que l’on connaît le mieux grâce au film de Barbet Schroeder et aussi grâce au Time qui lui a consacré sa couverture. Mais un autre moine est tout aussi redoutable, Sitagu Sayadaw, dont les discours font froid dans le dos. Il est très respecté en Birmanie, en particulier par Aung San Suu Kyi. Il a même rencontré Barack Obama. Récemment, il a fait un discours devant les militaires en déclarant qu’il n’était pas contraire au bouddhisme de tuer des milliers de gens qui ne respectent pas les préceptes de Bouddha.

Mais on trouve des idéologues racistes à tous les niveaux et à tous les postes de la société, aussi bien chez les politiques que chez les enseignants et les journalistes. Ceux-ci ont joué un rôle fondamental en 2012 en propageant la haine envers les Rohingyas et en reprenant les déclarations du gouvernement. Il est difficile de trouver en Birmanie des alliés des Rohingyas.

 

7/ Aung San Suu Kyi a parlé en septembre d’un « iceberg de désinfor­mation ». Comment qualifier son attitude ? Et comment l’expliquer ?

 

            Aung San Suu Kyi est une femme politique qui ambitionne de garder le pouvoir, non une activiste des droits humains. Elle a complètement abandonné les Rohingyas depuis 2012 et n’a jamais manifesté la moindre empathie à leur égard. Elle nie les massacres et les viols, parle de « fake news » à leur sujet, ne semble pas s’alarmer de l’exode des Rohingyas vers le Bangladesh, ni les considérer comme des citoyens à part entière. Elle est complice de ce génocide par son silence, et sa responsabilité est grande en tant que chef d’Etat. Elle n’est pas digne de garder son prix Nobel et une bonne chose serait que les prix Nobel de la Paix boycottent le prix tant qu’Aung San Suu Kyi n’est pas démise du sien.

 

8) Un travail de collecte de témoignages est-il en cours, dans le souci de l’Histoire et de la justice internationale ? Existe-t-il des formes de commémoration ?

 

            Les Rohingyas et ceux qui les soutiennent s’organisent de plus en plus pour collecter les témoignages. De nombreuses ONG se sont installées au Bangladesh pour faire un travail d’urgence humanitaire, mais aussi de mémoire et de documentation, travail considérable puisque plus de 700 000 personnes sont récemment arrivées.

 

Nous sommes encore dans l’urgence et pas encore dans la commémoration, mais certaines dates auront une place à part dans la mémoire collective. Je pense au 8 juin 2012, date à laquelle de nombreux villages rohingyas ont été brûlés et où les massacres ont commencé, sans qu’on connaisse le nombre de victimes (une petite centaine selon le gouvernement birman, au moins une dizaine de milliers selon les Rohingyas qui ont fait des recherches). Et bien sûr, plus récemment, le 25 août 2017, où a commencé une répression sans précédent après l’attaque de postes de police par des Rohingyas. Ces deux dates seront probablement à l’avenir des dates de commémoration. Mais tant d’autres dates correspondent à des morts pour ces familles…

 

Propos recueillis par Pierre Bayard et Soko Phay

 

[1] Etat de Birmanie situé sur la côte occidentale.

[2] Les Rakhines sont l’une des ethnies de Birmanie.

[3] Ehtnie musulmane de l’Arakan.

[4] Habiburamahn, ou Habib, est le Rohingya survivant avec lequel Sophie Ansel a écrit D’abord ils ont effacé notre nom.

[5] Ethnie dominante en Birmanie.