Du 8 au 18 décembre 2016 est mise en scène à la Cartoucherie de Vincennes, par la troupe du Théâtre Majâz, Eichmann à Jérusalem ou les hommes normaux ne savent pas que tout est possible, une pièce inspirée du procès Eichmann et des livres d’Hannah Arendt et de Zigmunt Bauman.
Nous avons rencontré à cette occasion l’auteure de la pièce, Lauren Houda Hussein, et le metteur en scène, Ido Shaked.
En quoi votre pièce est-elle toujours « actuelle » ?
Le spectacle pose une question très simple : est-ce que les conditions qui ont permis l’extermination des peuples ont réellement changé ?
Cela ne veut pas dire que les victimes seront les mêmes ou que les symptômes apparaîtront sous la même forme, mais que les circonstances sont toujours là. L’actualité nous prouve que l’humanité n’en a pas fini avec le fascisme. Eichmann à Jérusalem ou les hommes normaux ne savent pas que tout est possible se nourrit principalement de deux textes, Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal d’Hannah Arendt et Modernité et Holocauste de Zigmunt Bauman, qui fonctionnent en sous-textes. Bauman écrit : « C’est une erreur de considérer comme antithétiques civilisation et cruauté barbare. À notre époque, les actes de cruauté, comme la plupart des autres aspects de notre monde, sont administrés de façon beaucoup plus efficace qu’ils ne l’ont jamais été auparavant. Ils n’ont pas cessé et ne cesseront jamais d’exister. Création et destruction sont deux aspects inséparables de ce que nous appelons civilisation. »
Le lien que dessine Bauman entre la société moderne et le génocide qu’on peut qualifier d’industriel permet une mise en perspective des différents phénomènes génocidaires, non pas par une comparaison superficielle qui annulerait l’unicité de ces événements, mais comme révélatrice de sens. On quitte la dimension presque « animale » de la barbarie pour la remettre au sein de l’Humanité et par ce biais questionner les bases mêmes de nos sociétés et de ses « progrès ».
En nous permettant une réflexion sur ce qui est souvent vécu comme dépassant l’entendement, nous nous offrons donc la possibilité de penser notre présent dans une continuité historique.
La responsabilité individuelle et la vigilance nous semblent être deux notions indéniablement actuelles.
Pourquoi le choix des voix multiples d’Eichmann?
Les voix multiples nous permettent d’échapper à la question historique, à laquelle nous ne pouvons pas répondre.
Eichmann a t-il fabriqué de manière consciente le personnage d’un bureaucrate obéissant ou est il vraiment ce rouage dans la machine, symbole de la banalité du mal ?
Nous entrons dans une salle de recherche, une salle de répétition. Une table, des chaises, un piano, des livres, des costumes… Et surtout des comédiens. Nous ne sommes pas dans un tribunal. Eichmann à déjà été jugé, il ne nous intéresse pas en tant qu’homme réel. Il doit être dépouillé de son corps pour qu’on puisse l’écouter, pour devenir le miroir d’une société en crise, pour permettre au public une projection de son questionnement intime. Les acteurs sont des passeurs/outils réfléchissants. La figure d’Eichmann est dans notre spectacle un Dibbouk qui voyage et envahit le corps des comédiens.
Le doute sur qui parle – cette phrase est-elle celle d’Eichmann ou celle du procureur général ? –permet une plongée intime, abolit une mise à distance que le spectateur pourrait avoir dans le cadre d’une reconstitution muséale du procès. Ce doute n’est évidemment pas posé à l’endroit de la culpabilité d’Eichmann, mais révèle le système permettant l’extermination. C’est évidemment une position qui peut être inconfortable pour le spectateur, car il est mis au centre de cette réflexion et pas simplement devant celle-ci.
Vous avez dit « « la banalité du mal« est interchangeable entre les propos de la défense et ceux des bourreaux ». Pouvez-vous nous éclairer sur ce point ?
Nous avons parfois l’impression que le langage d’Eichmann est tel une épidémie qui envahit l’espace du tribunal et pour nous remet en cause la raison d’être de ce procès. Nous avons choisi d’aborder cette partie du contre-interrogatoire :
Le Procureur:
La réglementation des transports stipule que le transport se fait en train et, bien qu’un train ne prenne que 700 personnes, il fallait y caser 1000 juifs. N’est-ce pas un surcroît inutile de difficultés dont vous êtes responsable ?
Eichmann:
C’est une affaire dont l’Office central de sécurité, ou plus précisément le IV/B4, ne pouvait en aucun cas décider.
La question même dans cet extrait, pour des raisons juridiques évidemment, induit que le crime d’Eichmann est d’être responsable d’un « surcroît de difficultés ». Ce qui sous-entend que le chiffre de 700 personnes était acceptable. Face à la problématique du crime d’Etat, et donc de l’illégalité de ce crime, la défense se perd dans la logique d’un système, et dans la logique de son propre système. L’espace même d’un procès obéit à des lois qui ne coïncident pas toujours avec le but recherché. Y avait-il à l’époque une tentation de juger le Nazisme à travers Eichmann et ses responsabilités évidentes, ou a-t-on jugé Eichmann lui même ? Est ce que le fait de « rendre justice » est quelque chose qui peut advenir dans un tribunal et dans quel tribunal ?
En quoi la reprise des archives (transcription de l’interrogatoire, lettres d’Hannah Arendt, plans ou documents projetés sur le mur ou dessinés à la craie sur le plancher) participe-t-elle à la compréhension de l’Histoire ? Pourquoi ce choix de la reprise ?
Nous ne reprenons pas, mais nous nous emparons à nouveau. Les minutes fleuves du procès, la parole d’Eichmann, ses arguments, ses détournements, ses contradictions, sa bêtise aussi se trouvent dans son langage. Le langage individuel est un monde en soi.
Le choix de monter les minutes et de les mettre en parallèle avec la correspondance d’Hannah Arendt et de Gershom Scholem, et avec des voix qui sont des textes de fiction, nous permet une mise en perspective qui abolit le temps et les frontières. La parole d’Eichmann est notre objet de recherche, l’homme lui même et la véracité historique du procès ne nous intéressent pas.
Un montage est toujours subjectif, et c’est sur ces angles de vue que nous avons voulu ouvrir des portes ou du moins mettre en résonance.
Dans la parole même d’Eichmann s’inscrit le système fasciste, et quoi de mieux que le langage pour répandre en masse une idéologie? Nous devons nous reconfronter à cette parole, pour en extirper les ressemblances avec les discours actuels.
La « dispute » entre Arendt et Scholem reste fondamentalement actuelle sur la question de la légitimité et du temps. Arendt s’autorise à questionner l’Histoire très peu de temps après l’Holocauste, Scholem pense qu’il faut laisser le temps passer sur la douleur. Pouvons nous nous permettre de penser l’Histoire avant qu’elle soit rangée dans les livres d’école ? Y a t-il un moment pour apprendre de l’Histoire ? Penser l’Histoire au moment même où elle est le présent, n’est-ce pas déjà initier une action sur celle-ci ? Peut-on apprendre de l’Histoire ou seulement agir ou ne pas agir sur elle?
La mise en perspective de tous ces textes et le corps sensible du comédien à travers lesquels ils passent remettent entre les mains du spectateur toutes ces questions. Il n’est plus dans l’espace historique qui, par définition temporel, ne l’inclut pas, mais dans le présent avec lui même et avec ses questionnements intimes.
Peut-on définir votre théâtre « Majâz » comme engagé ? Quel serait le rôle du théâtre devant l’extrême ?
Le Théâtre Majâz est un théâtre engagé dans le sens où la nécessité de créer naît d’un regard sur le monde et vers le monde. Un désir impérieux de « réfléchir » le monde pour mieux le comprendre, et donc mieux le vivre et pourquoi pas mieux le changer. Même si la représentation est éphémère, les traces potentielles qu’elle laisse chez les spectateurs sont d’infimes secousses qui créeront peut-être, ou peut être pas, des échos.
Nous sommes constamment traversés par des questions géopolitiques du simple fait de nos identités et de nos origines. Nous travaillons à partir d’un postulat compliqué, nous avons donc décidé de l’assumer, par le choix des artistes avec qui nous travaillons, par notre façon de diffuser nos spectacles et par le travail que nous menons autour des projets avec des lycéens et des collégiens.
Nous considérons notre théâtre comme notre école où nous apprenons et ré-apprenons sans cesse à vivre dans ce monde.
Un rôle que le Théâtre a toujours eu, il s’agit simplement de renouer avec cette notion.
Votre conception du théâtre est celle d’un « outil de recherche ». Pouvez-vous préciser ce point ?
Le théâtre est l’art de l’empathie, il nous demande, comédiens, metteurs en scène, auteurs, de nous mettre dans la peau, de nous mettre à la place de l’autre, de retracer le corps, la voix, le mouvement d’un être humain à partir de mots écrits.
C’est-à-dire que nous pratiquons une recherche sensible autour des moteurs, des forces qui poussent l’humain à agir dans le monde. Quand un moment théâtral, parlé ou en mouvement, est « juste », il s’agit pour nous de l’affirmation que le système émotionnel et physique que nous avons à travers un texte, une image, un document d’archive mis en place via le corps d’un comédien est plausible, que le public voit devant lui quelque chose de reconnaissable et donc quelque chose d’humain. Nous sommes touchés par le théâtre à l’endroit ou nous pouvons nous y projeter. Peu importe le registre dans lequel nous travaillons, le faux et le juste sont évidents de la même manière. Un personnage joué est donc une hypothèse en mouvement, une réflexion vivante mise à l’épreuve tous les soirs. Le même processus que nous appliquons à Richard III par exemple est appliqué ainsi à un document historique qui est le procès d’Adolf Eichmann.
Le Théâtre, c’est se mettre à la place de, se confronter à la question : qu’aurais-je fait dans la même situation ? C’est l’abolition du filtre, le moment présent de la recherche sur le monde et donc sur soi. Et l’échange immédiat avec les spectateurs permet cette recherche.
En quoi la reprise des archives (transcription de l’interrogatoire, lettres d’Hannah Arendt, plans ou documents projetés sur le mur ou dessinés à la craie sur le plancher) participe-t-elle à la compréhension de l’Histoire ? Pourquoi ce choix de la reprise ?
Nous ne projetons pas de documents. Nous projetons au mur un dessin qui est la compréhension sensible du document réel. Le document est passé par le filtre, ou plutôt le révélateur qu’est le théâtre. Nous avons choisi à un moment donné du processus de travail de ne rien montrer, de ne rien projeter. Rithy Panh dit de son travail qu’il ne s’agit pas de preuves à charge mais de mettre du sens à quelque chose que l’on présente toujours comme dénué de sens et donc d’inimaginable. Nous reprenons dans son sens propre, c’est-à-dire que nous nous « emparons à nouveau » du document pour en saisir le sens, nous le rendons subjectif justement parce que le document sert l’administration de la machine de mort.
Et c’est justement parce que nous sommes convaincus que l’on peut « comprendre de l’Histoire », qu’il nous semble nécessaire à travers elle de questionner notre présent.