Vous évoquez dans L’Idéal et la cruauté[1] la notion de « surmusulman », pour qualifier « la position subjective dans laquelle un musulman est amené à surenchérir sur le musulman qu’il est par la représentation d’un musulman qui doit être encore plus musulman ». Pouvez-vous préciser cette notion ?
La notion de « surmusulman » correspond à une tendance concrète que l’on peut observer chez beaucoup de musulmans pour lesquels il n’est plus suffisant de vivre la religion dans le cadre traditionnel, fondé sur l’idée de l’humilité. En effet, l’une des significations majeures du nom « musulman » est l’humble. C’est le noyau éthique fondamental de l’islam qui confine à la soumission au tout Autre. Avec ce que j’appelle le « surmusulman », il s’agit au contraire de manifester sa puissance et son invincibilité en tant que musulman. Cela se traduit par des démonstrations publiques : stigmate sur le front, prière dans la rue, marquages corporels et vestimentaires, accroissement des rituels et des prescriptions témoignant de la proximité continuelle avec Allah, évoqué à tout bout de champ. Ils deviennent les bouches ouvertes de Dieu dans le monde, crachant leur haine de ceux qui n’ont pas la même croyance de fer que la leur. J’use d’un autre néologisme à ce propos en les appelant les « allahants ». L’expression « Allah Akbar », qui devait convaincre celui qui la prononce de sa petitesse apaisante, devient la manifestation furieuse de sa suffisance, d’un pouvoir de tout se permettre, ils tuent en « allahant ». Ils se considèrent comme les tuteurs de Dieu et s’autorisent les transgressions des lois en vertu de cette posture. Tuteurs tueurs. Ils ne se soumettent plus à Dieu, ils le soumettent à eux. C’est pourquoi, ça peut attirer des délinquants qui se convertissent pour devenir des hors- la-loi au nom de la loi supposée suprême. Ils peuvent sacraliser ainsi leurs tendances antisociales et dans certains cas leurs pulsions meurtrières.
Il y a un type d’inceste que l’on pourrait appeler « l’inceste homme-Dieu », lorsqu’un humain prétend être dans l’intimité avec son créateur supposé. Ce n’est pas l’union mystique avec Dieu, qui n’est jamais permanente et surtout qui est loin de toute arrogance. Voir les soufis par exemple. « Surmusulman » désigne donc le renversement de l’humilité en arrogance, en une supériorité qui méprise la vie et fait l’apologie de la mort. Du reste, la mort n’est pas la mort pour eux, il s’agit du passage vers un mode de vie où la jouissance est absolue, celle du paradis. Ils deviennent des immortels ou des morts-vivants, c’est le sens qu’ils confèrent au « martyre ». C’est un droit au paradis qui est supérieur pour eux aux droits de l’homme, et ça les autorise à envoyer les autres en enfer, en les humiliant au passage.
Bien entendu, la tendance du « surmusulman » est plus ou moins intense selon les individus et le contexte. Au départ, il s’agissait de redonner de la puissance à la sacralité religieuse qui s’affaiblit sous l’effet de la sécularisation de fait du monde, qui atteint aussi le monde musulman. Ce qu’on a appelé « le désenchantement du monde » a produit donc des femmes et des hommes qui veulent le réenchanter à coups de kalachnikovs, ou bien à flux tendu de fétichisme comme chez ceux qu’on appelle « les salafistes quiétistes». Ils combattent le fétichisme de la modernité marchande par un ultra fétichisme religieux. Le secret du fétichisme marchand (Marx) a réveillé un autre fétichisme plus abyssal. « Surmusulman » est un diagnostic sur l’état d’une partie des musulmans confrontés à la difficulté d’être dans le monde moderne et qui réagissent par la volonté sacrificielle d’eux-mêmes et des autres. Il arrive que les civilisations produisent un grand nombre d’individus capables du pire. Aujourd’hui, celle des musulmans est dans cette passe. Il n’y a nulle consolation que d’autres civilisations aient connu des moments semblables dans leur histoire. Il n’y a pas de raison de taire cela, si on veut contribuer à contenir cette part déchaînée du religieux et permettre aux autres musulmans et aux non-musulmans d’être en paix.
Le « surmusulman » se heurte selon vous à deux types d’ennemi : l’ennemi extérieur (l’Occidental, le colonial, etc.) et ce que vous appelez le « musulman séparé », à qui il reproche d’avoir rompu avec ce qu’il perçoit comme une forme de communauté. Cette quête de la pureté que nous retrouvons dans les idéologies génocidaires n’implique-t-elle pas la destruction d’une partie de l’humanité, comme le montre en particulier le traitement réservé aux Yézidis ?
Dans la revendication des attentats du vendredi 13 novembre, il faut prêter particulièrement attention à deux motifs. L’un désigne les auteurs comme « un groupe ayant divorcé la vie [sic] d’ici-bas ». Ce n’est pas seulement le sacrifice de sa vie et celle des autres, mais la vie qui est dissociée d’elle même. C’est la haine essentielle de la vie. Le second motif qualifie ceux qu’ils ont tués « d’idolâtres dans une fête de perversité », dont le siège est Paris, « Capitale de l’abomination et de la perversion ». Ainsi, le sacrifice des uns est opposé à l’attachement à la vie des autres, une vie qui serait corrompue et qui mériterait d’être détruite, de sorte que le massacre se justifie comme un acte de nettoyage moral. Tuer relève de la purification, confirmée par la référence à l’idolâtrie qui a le statut d’impureté au regard du Dieu abstrait dans le corpus islamique et d’une manière générale dans tout le monothéisme rigoriste, dont l’iconoclasme est l’une des expressions historiques. En ce sens, le massacre du Bataclan appartient à la même visée purificatrice que la destruction des monuments de Palmyre ou celle des Bouddhas de Bâmiyân en Afghanistan. Sacrifice et pureté sont indissociables. Il s’agit de faire table rase, en effet, d’un type d’humanité présente et passée et de ses modes de présentation et de représentation. Ils détruisent des humains pour ce qu’ils sont et rien que pour cela. Ce sont donc des génocidaires, Richard Rechtman en a donné une lecture pénétrante dans un article, après les attentats du 13 novembre (Le Monde 27/11/15).
Dans ce qu’il ressent comme une « blessure infligée à l’idéal islamique » et dans la fabrication de son identité artificielle, le « surmusulman » met en jeu des mécanismes d’identification complexes, mais aussi ce que vous appelez l’ « in-identification », soutenue par un fantasme de morcellement que l’on voit par exemple à l’œuvre dans les attentats-suicides. Pouvez-vous revenir sur les enjeux inconscients de cette déshumanisation de soi-même et d’autrui ?
Le concept d’identification, qui est l’une des grandes inventions théoriques de la psychanalyse, ne doit pas servir seulement à penser la psychologie individuelle, mais aussi la psychologie collective et ses déréglements en articulation avec ce qui arrive aux individus. Ce n’est pas par hasard que la première fois où Freud parle de l’identification, c’est dans « Psychologie des foules et analyse du moi ». L’identification est un processus qui montre que l’identité humaine est transformationnelle, combinatoire, entrant dans des enchaînements et des déchaînements. On n’a pas tiré toutes les conséquences de cela au plan de la théorie de l’identification. Or, il me semble que les violences extrêmes nous obligent à envisager les multiples déclinaisons de l’identification : les psychanalystes ont repéré la désidentification, mais il faut aller encore plus loin : il y a la réidentification qui est une identification virulente chez ceux qu’on appelle les « born again » qui retournent vers une foi qu’ils ont quittée ou qui a été abandonnée à la génération précédente ; il y a la suridentification des convertis et d’une manière générale de ceux qui adoptent une nouvelle croyance, les amenant à une conjonction tous azimuts avec la croyance de l’autre (je les appelle aussi les « azimutés ») ou bien encore ceux dont la croyance est contrariée par une autre plus forte. A cela, il faut ajouter l’inidentification, car un humain peut cesser de s’identifier à son espèce. C’est une évidence dans beaucoup de croyances où les Hommes ont voulu se prendre pour des dieux, des machines, des animaux, de la poussière, de la terre (homme et humain de humus), d’où ils sont mythiquement issus, etc. Or, je pense que dans les attentats-suicides, la destruction de sa forme corporelle humaine et de celle de l’autre, réduite à des éclats de chair, correspond à une disjonction avec l’identité humaine. Quand j’ai lu les testaments de certains dits « kamikazes », je me suis aperçu qu’ils se voient déjà disloqués avant leur acte. Ils quittent la forme humaine en devenant un amas corporel désindividualisé, ils n’ont plus intérieurement le miroir de l’autre humain. Ils entrent ainsi dans la béatitude de la jouissance absolue par le sacrifice de leur appartenance à l’espèce humaine. La destruction du semblable est une conséquence de cet état. On peut le qualifier de mélancolie de l’inhumain.
Il y a en psychopathologie un syndrome, qu’on appelle le « syndrome de Cottard », qui permet de nous approcher de l’idée de l’inidentification : c’est un délire de damnation, d’immortalité, de négation totale de son propre corps. Je dis bien « approcher » seulement, dans la mesure où l’homme qui cesse de s’identifier à l’humain ne le sait plus, car seul celui qui est encore humain peut savoir qu’il peut devenir inhumain. C’est ce qui le retient d’y basculer. Bref, il s’agit d’une destructivité qui procède d’un état de rejet, puis d’indifférence à l’identité humaine, la sienne et celle des autres. Le « et » désigne le fait que l’humain a une puissante disposition transindividuelle qui peut se retourner contre elle-même, à cause de son agencement ultra réflexif, autrement dit pouvant se retourner sur lui-même, sur ce qu’il pense et ce qu’il fait, pour l’annuler par des mécanismes de négation nombreux. Il y a peut être dans l’équipement cérébral de notre espèce une disposition de retour en boucle stratifiée et redondante, qui la rend apte à revenir sans cesse sur toutes les inscriptions, plus que chez les autres espèces. Je pense qu’on ne peut disjoindre les identifications conscientes et inconscientes de cette capacité réflexive, à tous les sens du terme « réflexion ». J’ai découvert qu’on appelle « psyché » un miroir pivotant. Nous sommes une espèce dotée d’un gyrophare narcissique. On lui doit des progrès mais aussi des ruminations cauchemardesques.
Comment expliquer les mises en scènes obscènes des meurtres à destination des médias et des réseaux sociaux, qui viennent en contradiction avec l’interdiction de la représentation humaine et de la fétichisation de l’image dans la tradition islamique ?
Il n’y a pas d’interdit de la représentation humaine dans l’islam, ni de l’image. Cela concerne la représentation exclusive de Dieu, étendue ensuite à la représentation du prophète, qui a été malgré tout représenté de nombreuses fois dans l’histoire de l’art islamique. Le rigorisme, tel celui des wahhabites, a poussé plus loin les interdits de figuration des traces humaines, pour nettoyer la jouissance apparente et la réserver à un usage privé. En fin de compte, ces wahhabites s’identifient au vent du désert qui aveugle et efface tout. Ça ne les empêche pas d’être de grands coupeurs de têtes sur la place publique, aujourd’hui encore, comme en Arabie saoudite. Internet et les nouvelles techniques de l’image ont permis d’étendre l’espace public et de rendre la réalité surréelle ou « spectréale », une entité hybride entre le spectral et le réel. D’où l’absence de limites et de retenues, dont profitent les perversions cruelles attachées au voir.
En quoi l’idéal islamique blessé traduit-il le retour du refoulé de l’Histoire, comme le colonialisme ou l’abolition du califat ?
L’hypothèse que je développe dans un prochain livre consacré au « surmusulman » est que l’islamisme a consisté à opposer à la puissance occidentale séculière, technique, scientifique, militaire, marchande qui a dominé le monde musulman, une puissance religieuse. Il a développé une technologie individuelle et collective du sacré inédite. C’est ainsi que l’islamisme a voulu réparer l’idéal islamique blessé ; blessé d’avoir cru incarner la dernière humanité religieuse, la plus achevée, l’indépassable. La sécularisation occidentale a infligé une défaite à cet idéal. D’où cette réaction voulant faire du musulman un « surmusulman ». Ce que nous oublions, « nous » femmes et hommes qui adhérons à la modernité scientifique et politique séparée de la religion, est que la religion est une puissance considérable, parce qu’elle repose sur la possibilité d’un transport vers l’illimité ou vers l’océanique, où nous avions eu un séjour quand la démarcation entre notre moi et le monde n’était pas établie. Nous avons cru que la religion est une illusion dont on peut sortir, mais c’est une illusion pour ceux qui en sont sortis et ont trouvé abri ailleurs, pas pour ceux qui sont encore dedans, ou qui ont mis à peine le nez hors d’elle, ils y retournent très vite quand le vent de l’Histoire souffle fort et que le monde réel devient trop dur.
Pensez-vous qu’il soit légitime de faire des parallèles historiques entre ces meurtres de masse et d’autres exterminations passées ? Ou bien assiste-t-on, avec ce type de radicalisation, à un phénomène pour une part original ?
Ce sont les deux à la fois ; c’est le même qui est différent en même temps, l’Histoire se fait ainsi par des répétitions déguisées, ou des inédits itératifs d’une tendance qui se donne un nouvel objet. Ici ou là, hier ou aujourd’hui, la tendance au déchaînement sacrificiel de soi et des autres ne cesse de montrer ses capacités de ravage. Nous restons dans la continuité du 20ème siècle pour le moment.
Propos recueillis par Pierre Bayard et Soko Phay.