Elise Fontenaille-N’Diaye, Blue book, Calmann-Lévy, 2015, essai
En cette année de commémoration où certains Etats persistent à nier contre l’évidence la réalité du génocide arménien – à commencer par celui qui l’a perpétré –, il est souhaitable d’apporter une nuance à la formule, couramment entendue dans les médias, selon laquelle il s’agirait là du premier génocide du XXe siècle.
Paradoxalement, en effet, la reconnaissance en ces termes du génocide arménien, bien que faite par des journalistes et des politiques de bonne foi, risque de produire une forme involontaire d’effacement. Plus justement qu’à l’extermination des Arméniens, la qualification de premier génocide du XXe siècle s’applique à celle des Hereros et des Namas par les Allemands, comme le rappelle Elise Fontenaille-N’Diaye dans son beau livre, Blue Book.
A la fin du XIXe siècle, les Allemands entreprennent de coloniser le Sud-Ouest de l’Afrique – l’emplacement de l’actuelle Namibie –, qui leur est officiellement attribué par les grandes puissances à la conférence de Berlin (novembre 1884-février 1885). Deux peuples en particulier cohabitent difficilement sur ce territoire vaste comme deux fois l’Allemagne, les Hereros et les Namas. Les colonisateurs tentent avec plus ou moins de succès de s’emparer des terres des Hereros, en faisant signer des actes de soumission à des notables locaux. Mais les Namas, dirigés par un personnage charismatique, Hendrik Witbooi, refusent de céder et un premier massacre est commis par les Allemands en 1893, à Hoornkrans, faisant une centaine de victimes.
La situation s’envenime également avec les Hereros au fil des exactions des colons qui violent les femmes, profanent les cimetières, collectionnent les crânes des indigènes pour les envoyer en Allemagne en guise de trophées. Le meurtre d’une jeune Herero, dont l’assassin est vite remis en liberté, sert de détonateur et en janvier 1904 les Hereros, sous la direction de leur chef, Samuel Maharero, lancent une expédition punitive contre les Allemands qui fait une centaine de victimes.
Le Kaiser décide alors d’envoyer une armée suréquipée dirigée par le général Lothar Von Trotha. Après avoir battu l’armée herero à Waterberg en août 1904, Von Trotha contraint les survivants à se réfugier dans le désert du Kalahari, dont il a empoisonné les puits, et donne l’ordre de tirer sur tous ceux qui tentent d’en sortir. Ceux qui parviennent à échapper au piège sont enfermés dans six camps de concentration, dont le plus terrible est édifié sur l’île de Shark Island, où les prisonniers sont décimés. L’ensemble de ces meurtres de masse fera approximativement 65 000 victimes chez les Hereros et 20 000 chez les Namas, soit 80% de la population.
La tragédie des Hereros et des Namas offre toutes les caractéristiques d’un génocide, si l’on admet que cette qualification ne tient pas au nombre de victimes – faible en comparaison des grands génocides du XXe siècle –, mais au projet concerté de faire disparaître l’ensemble d’une population. Or Von Trotha avait signé un Vernichtungsbefehl (l’allemand dit mieux que le français la réduction au rien, nichts, qu’est le génocide), un ordre d’extermination totale, qu’il fit respecter scrupuleusement.
Mais le génocide n’est pas seulement l’effacement d’un peuple, il est aussi marqué par la volonté de supprimer les traces du crime, d’effacer cet effacement même. Elise Fontenaille-N’Diaye raconte comment la Grande-Bretagne, à la demande des Allemands qui menaçaient de rendre publics les crimes des Alliés dans les colonies, rappela en 1926 pour les mettre au pilon tous les exemplaires du rapport rédigé par un jeune magistrat anglais épris de justice, Thomas O’Reilly, lequel avait collecté de nombreux témoignages et disparut en 1919 dans des circonstances mal élucidées.
L’écrivaine est cependant parvenue à consulter dans une bibliothèque universitaire de Prétoria, un exemplaire de ce rapport – le « Blue Book » – , sans doute le dernier existant au monde, dont elle livre quelques extraits à la fin de son ouvrage. Arrachées à l’oubli, ces pages donnent une idée de la monstruosité des crimes commis au début du siècle dans le Sud-Ouest africain et de la radicalité avec laquelle y fut menée l’extermination des Hereros et des Namas.
L’intérêt du livre d’Elise Fontenaille-N’Diaye est aussi de montrer comment se laisse lire en palimpseste, derrière le génocide des Hereros et des Namas, la future destruction des Juifs d’Europe. Le premier gouverneur de la colonie allemande du Sud-Ouest africain était Heinrich Goering, le père d’Hermann. Aux côtés de von Trotha se trouvait Franz von Epp, qui aidera Hitler dans sa conquête du pouvoir, lui-même grand admirateur de la colonisation allemande en Afrique. Les camps dans lesquels les Hereros et les Namas furent emprisonnés et mis à mort préfiguraient les camps d’extermination construits par les Nazis. Et l’ensemble de cette politique était soutenue par l’idée de la supériorité de certaines races et par la crainte obsessionnelle du métissage.
Un symbole de cette filiation entre les génocides est Eugen Fischer, le célèbre théoricien raciste qui se rendit sur place pour enquêter sur les Basters, une population métisse, et visita les camps où étaient enfermés les Hereros. Il en tira un livre sur les dangers du métissage, dont Hitler s’inspira pour écrire Mein Kampf avant de le nommer recteur d’université à Berlin où il forma et engagea comme assistant le docteur Mengele. Jamais inquiété malgré sa participation au programme nazi d’extermination des « malades mentaux », cet ami fidèle d’Heidegger finira paisiblement sa vie en Allemagne en 1967.
En 2004, la ministre allemande déléguée à la coopération, Heidemarie Wieczoreck-Zeul, s’est excusée à titre personnel des crimes commis par son pays dans le Sud-ouest africain, et en 2007 des descendants de la famille von Trotha sont venus demander pardon aux Hereros et aux Namas au nom de leur ancêtre. Mais il faudra sans doute attendre encore un certain temps avant que le gouvernement allemand reconnaisse officiellement la responsabilité de son pays et que la communauté internationale désigne l’extermination des Hereros et des Namas par le seul nom qui convienne.
Pierre Bayard